Psy Paris 16 – Depuis une dizaine d’années, les psychothérapies brèves gagnent du terrain en France, se substituant peu à peu à la psychanalyse. La cure analytique, parfois jugée moins efficace, a-t-elle encore un avenir dans la patrie de Lacan et de Dolto ? Débat entre Jean Cottraux, psychiatre des hôpitaux, docteur en psychologie, et Jean-Pierre Winter, psychanalyste et ancien élève de Lacan.
Psychanalyse et TCC
Psy Paris 16 – L’engouement de la France pour la psychanalyse est ancien. En témoignent les riches contributions de Lacan ou de Dolto – pour ne citer qu’eux – ou plus récemment la minisérie sur Arte consacrée à Marie Bonaparte (Princesse Marie de Benoît Jacquot, diffusée en mars 2004), amie et disciple de Freud. La figure de l’analyste est d’ailleurs si présente que la plupart des Français ignorent la grande variété des psys et se les représentent tous sur le même modèle : recueillant sans mot dire les doléances de leurs patients, une boîte de mouchoirs à côté du divan.
Peu d’entre eux savent que la psychanalyse, bien qu’elle continue de faire des émules, n’est plus une pratique majoritaire.
Face à elle, les thérapies brèves gagnent du terrain. En particulier les fameuses « TCC » (thérapies comportementales et cognitives), formalisées dès les années 1930 par Pierre Janet, mais longtemps décriées par les adeptes de la cure freudienne. Aujourd’hui, les TCC sont largement plébiscitées outre-Atlantique, et elles ont fait partie, il y a peu, des rares disciplines qui n’ont pas eu à trembler devant la tentative malhabile de Bernard Accoyer de codifier la profession de psychothérapeute. Un rapport d’expertise de l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale, expertise collective “Psychothérapie, trois approches évaluées” – février 2004) a en outre établi que leur efficacité était plus grande que celle des thérapies analytiques, selon une méthodologie que les psychanalystes cependant réprouvent.
Quoi qu’il en soit, la compétition à laquelle se livrent les deux approches pose une question qui peut un jour tous nous concerner : si les TCC apportent un soulagement rapide à la souffrance psychique, pourquoi investir tant de temps et d’argent dans une cure analytique ? Nous avons demandé à un représentant réputé de chaque courant, Jean Cottraux et Jean-Pierre Winter, d’en discuter entre eux pour nous éclairer. Leur échange balise un paysage qui, pour beaucoup, campe dans le flou.
J. Cottraux et JP Winter
Jean Cottraux
« Les patients recherchent une réponse rapide et efficace à leur souffrance. Nous sommes en mesure de les soigner en une année »
Psychiatre des hôpitaux, il est docteur en psychologie. Il dirige l’unité de traitement de l’anxiété au CHU de Lyon et le diplôme universitaire de thérapie comportementale et cognitive à l’université Lyon-I. Dernier ouvrage paru : Les Visiteurs du soi. A quoi servent les psys ? (Odile Jacob, 2004).
Jean-Pierre Winter
« L’analyse est une création à deux et, de ce fait, on ne peut jamais préjuger ni de la durée de la cure, ni du rythme auquel on va se voir »
Psychanalyste, il a reçu une formation de philosophe et de juriste avant de devenir l’élève de Jacques Lacan et un proche de Françoise Dolto. Il préside le Mouvement du coût freudien issu de la dissolution de l’Ecole freudienne de Paris. Il est notamment l’auteur de Choisir la psychanalyse (Editions de La Martinière, 2001).
Psychologies : Vous êtes psys tous les deux, mais on ne sait pas toujours très bien ce qui vous différencie, vous, le comportementaliste, et vous, le psychanalyste. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Jean Cottraux : Je reçois des patients qui souffrent de troubles anxieux, de phobies, d’obsessions, de troubles de la personnalité ou encore de dépression. Comme bien souvent à l’hôpital, nous prenons en charge les patients qui n’ont pas les moyens de consulter dans le privé et nous soignons assez souvent tous ceux pour lesquels d’autres approches ont échoué. D’autres viennent parce qu’ils savent que nous pratiquons les thérapies comportementales et cognitives (TCC) et sont à la recherche d’une réponse rapide et efficace à leur souffrance. Nous sommes en mesure de les soigner en dix à vingt-cinq séances ou, au plus, en une année.
Jean-Pierre Winter : Ce qui détermine une analyse n’est pas de l’ordre du symptôme mais de la rencontre entre un sujet qui souffre et celui qui s’offre à écouter ce que dit cette souffrance. Quelle que soit sa pathologie, il faut que j’éprouve suffisamment d’intérêt pour la personne qui s’adresse à moi (et réciproquement) pour envisager que l’on se voie plusieurs fois par semaine pendant quelques années. Ce que je vais également essayer de repérer, c’est si le sujet que j’ai en face de moi est prêt à jouer le jeu de la parole et de la libre association, s’il est sensible au fait que dire ce qui lui passe par la tête peut modifier le regard qu’il porte sur lui. Si c’est le cas, alors un travail analytique pourra s’engager.
Les personnes qui sont en analyse sont parfois déroutées par le silence du thérapeute. Pourquoi les psychanalystes n’expliquent-ils pas clairement comment ils procèdent et combien de temps cela va durer ? L’opacité fait-elle partie du travail ?
Jean-Pierre Winter : L’expérience prouve qu’il y a des patients auxquels on parle beaucoup et qui ont le sentiment qu’on ne leur dit rien, et d’autres auxquels on parle peu et qui trouvent que c’est encore trop ! On ne peut pas dire qu’il y a une opacité délibérée de la part des analystes. L’analyse est une création à deux et, de ce fait, on ne peut jamais préjuger ni de la durée de la cure, ni du rythme auquel on va se voir. Tout dépend de la personne à qui l’on a affaire. Par exemple, si je reçois quelqu’un qui me dit que sa vie a été entièrement vouée aux contraintes imposées par son père, ce ne sera pas forcément judicieux de lui dire : « Vous viendrez quatre fois par semaine à telle heure. » Il vaudra peut-être mieux lui dire : « Quand voulez-vous revenir ? »
L’idée est que le cadre que l’on met en place dans une relation donnée permette à l’analysant de dire des choses qu’il n’avait jamais dites. Lorsqu’ils sentent qu’ici ils pourront parler quand ils ont plutôt été habitués à se taire et à se soumettre, la plupart des patients ne s’inquiètent plus de savoir combien de temps leur cure va durer.
Dans une TCC, en revanche, vous annoncez dès la première rencontre à vos patients combien de séances ils vont effectuer et ce que cela va leur coûter.
Jean Cottraux : Pas à la première consultation, mais assez rapidement. Au cours des premiers rendez-vous, on s’efforce d’établir un diagnostic en utilisant les systèmes de classification actuels. Souvent, les patients ont d’abord été en librairie, ils ont regardé la télé ou lu votre magazine, et ils arrivent avec un diagnostic qu’ils n’ont même pas fait vérifier par un généraliste. On vérifie ce diagnostic, puis on procède ensemble à une « analyse fonctionnelle ». Elle vise à comprendre comment le problème s’articule avec le système de croyances du patient. Elle précise ce qui, de façon répétitive, le déclenche, quelles sont les émotions qui l’accompagnent et les comportements qu’il provoque : c’est l’analyse synchronique. Elle s’intéresse aussi aux facteurs passés de déclenchement et de maintien : c’est l’analyse diachronique. Une fois le problème et ses déterminations bien compris, on est en mesure de proposer un devis approximatif.
Ce qui me paraît aussi très important, c’est de prévenir le patient que l’on va le sevrer. Freud s’était déjà aperçu qu’en maintenant une attente de thérapie longue, on aboutissait à une thérapie longue. Nous, nous induisons plutôt l’inverse : une thérapie brève mais intensive.
Certains patients suivent pourtant une TCC pendant de longues années…
Jean Cottraux : Cela peut arriver pour des formes très graves d’obsession. Ou c’est que l’on n’a pas trouvé la porte de sortie. Mais pour la grande majorité des patients, on parvient à résoudre suffisamment le problème pour que leur qualité de vie soit meilleure, même si certains de leurs symptômes persistent.
Mesurez-vous l’un et l’autre l’efficacité de la cure à la disparition des symptômes ?
Jean Cottraux : Non. A l’atténuation des syndromes, c’est-à-dire du tableau d’ensemble des symptômes. Par exemple, pour un trouble obsessionnel compulsif (TOC), on considère qu’il faut une diminution de 50 % des symptômes pour améliorer l’autonomie et l’insertion sociale des personnes. L’évaluation est un aspect important des TCC. On démarre systématiquement la cure en procédant à des mesures de l’état du patient. Et on répète ces mesures dans le temps pour voir s’il y a une amélioration non seulement dans les dires du sujet et dans l’appréciation du thérapeute, mais aussi dans les chiffres. Cela nous permet d’avoir une vue quantifiée du problème.
Jean-Pierre Winter : Le mieux-être est bien sûr en grande partie lié à la disparition de symptômes invalidants. Mais ce que l’on constate en analyse, c’est que que la disparition rapide d’un symptôme est l’une des manifestations les plus spectaculaires de la résistance à la cure. Par exemple, tomber amoureux au bout d’un mois d’analyse quand on est venu consulter parce que l’on se sentait incapable d’aimer, c’est une excellente manière de couper court au travail. Par ailleurs, pour la psychanalyse, le mieux-être ne s’évalue pas de l’extérieur. Il n’est pas quantifiable au moyen de grilles d’observation.
C’est au patient et à lui seul de juger qu’il va mieux. Ce qui compte, c’est qu’il puisse ressentir que son espace psychique s’est ouvert, que quelque chose s’est dénoué. Un beau jour, il a le sentiment que le monde lui appartient, qu’il a grandi de plusieurs centimètres, que des écailles lui sont tombées des yeux et qu’enfin il peut attraper la vie à pleines mains, à plein regard et les oreilles ouvertes. Pour en revenir au symptôme, on peut même considérer qu’un patient aura réussi sa cure le jour où il pourra décider de conserver son symptôme, non plus parce qu’il y est contraint, mais parce qu’au fond il y tient.
On a parfois le sentiment que les TCC peuvent régler en dix séances ce que la psychanalyse met parfois dix ans à résoudre. Comment une analyse peut-elle durer aussi longtemps ? Et pourquoi est-elle si coûteuse ?
Jean-Pierre Winter : L’idée que le psychanalyste maintiendrait son patient en cure par convenance personnelle n’est pas fondée. Si l’analyse nécessite du temps, c’est parce qu’il y a de la résistance. De la part de l’analysant, qui n’est pas prêt d’emblée à révéler certaines pièces de son puzzle ou à remettre en cause certaines de ses représentations. Mais aussi de la part de l’analyste, qui, bien qu’il soit formé pour entendre tout ce que lui dit le patient, n’en demeure pas moins un homme avec ses impasses et ses zones d’ombre. Il faut donc du temps parce que l’inconscient ne se laisse pas dévoiler comme ça et qu’il ne s’agit pas d’imposer au patient un discours sur ce qu’il est, mais de le laisser atteindre lui-même sa propre vérité.
Quant à la question de l’argent, ce n’est pas du racket. Elle met en balance ce que la névrose coûte au patient et ce qu’il est prêt à investir pour aller mieux. Cela me fait penser à un jeune réalisateur de cinéma qui est venu me demander une analyse en me disant qu’il n’avait pas l’intention que ça dure dix-sept ans comme Woody Allen. Si c’était pour devenir Woody Allen, cela valait peut-être le « coût » !
Jean Cottraux : Aujourd’hui, Woody Allen est sous médicaments. Quelle perte de temps, et quelles souffrances, de l’avoir laissé toutes ces années en analyse alors qu’il lui fallait un médicament !
Jean-Pierre Winter : Tout dépend de quel point de vue on se place. Pendant ces dix-sept années, il a produit des choses extraordinaires qui ne sont pas sans rapport avec l’analyse !
Du côté des TCC, on ne s’embarrasse pas des résistances des patients. Est-ce parce que vous ne croyez pas à l’existence de l’inconscient ?
Jean Cottraux : L’idée est de pouvoir soulager les patients rapidement. Et, pour cela, il faut être capable de modifier rapidement les mécanismes d’évitement. Quand un couple de 55 ans vient nous voir après dix ans de thérapie analytique et que nous les aidons à surmonter enfin leurs problèmes sexuels, c’est bien. Mais cela aurait sans doute été mieux qu’on leur propose une TCC avant qu’ils ne puissent plus avoir d’enfants. Mon sentiment est que la régression, induite par le silence du psychanalyste et la position allongée des patients, n’est pas forcément utile pour les aider à régler leurs problèmes. Je crois que ce phénomène artificiel place les patients dans une situation de dépendance qui parfois les enfonce dans leur dépression.
Pour autant, nous ne nions pas l’existence de l’inconscient. Nous travaillons avec un inconscient qui n’est pas celui de la psychanalyse (fantasmes, désirs, pulsions…), mais qui est fait d’un ensemble de schémas cognitifs qui donnent sens aux émotions et aux comportements des patients. Quand ces schémas font souffrir, il faut les mettre à jour pour les assouplir ou les modifier.
Au fond, pour les TCC, il s’agit de déprogrammer et de reprogrammer la pensée des patients, et pour l’analyse, de l’aider à éclore ?
Jean Cottraux : Il ne s’agit pas que de « déprogrammer et de reprogrammer » dans une perspective bêtement expérimentale ! Je crois que nous avons fait la preuve de notre capacité à soulager les gens de terribles angoisses et à les dégager de situations réellement problématiques. En France, et surtout à Paris, suggérer qu’il puisse y avoir une autre voie que l’analyse paraît souvent blasphématoire. Pourtant, trop de gens, après des années de divan, ne vont toujours pas mieux ! Partout ailleurs, les thérapies brèves se substituent à l’analyse parce que la vie ne consiste pas à contempler son nombril pendant des lustres. La vie consiste à se remettre dans l’action, ce qui lui redonnera un sens librement choisi et au-delà de la thérapie !
Jean-Pierre Winter : Je vous accorde que la longueur de certaines analyses peut être problématique. Mais il s’agirait d’évaluer si leur durée tient à la structure même de la cure ou à la formation de l’analyste. Pour le reste, la psychanalyse a perdu du terrain dans les pays anglo-saxons, mais elle occupe toujours une place considérable en Amérique latine, en Belgique, aux Pays-Bas, et elle commence à prendre de l’ampleur en Europe de l’Est, en Italie et en Espagne. Ce n’est donc pas une simple distraction parisienne. Je crois que ce qui détermine vraiment le choix de la psychanalyse, c’est la valeur que l’on accorde au langage. On voit bien que pour les TCC, le langage a une dimension purement informative. Il sert à poser un diagnostic, à définir des tâches, à formuler des injonctions. La psychanalyse repose quant à elle sur la conviction que le seul fait de parler peut modifier la place de celui qui parle. Parler est une action en soi. Parler nous rend sujets. Et je crois que même si elle est vilipendée, la psychanalyse ne se porte pas mal parce que c’est l’un des derniers lieux où l’on puisse faire un usage de la parole qui ne soit pas seulement utilitariste, où l’on puisse encore parler pour se dire.
Source: Psychologies.com