En forme psychologiquement ?
Etre en forme psychologiquement est important.
Perversion, dépression, et autres pathologies du narcissisme, névrose d’angoisse ou obsessionnelle, trouble psychosomatique ou franche anorexie, sur la toile, les tentatives de vulgarisation des grandes entités psychopathologiques ne manquent pas.
Chacun peut y trouver son compte, son étiquette symptomatique du moment, comme une béquille, une prothèse pour s’identifier aisément, se sentir un peu plus « soi » fut-ce au prix d’un emprunt identitaire à des entités psychiatriques, et au risque de réduire, dans sa quête narcissique de personnalisation, à un syndrome toutes les nuances de sa personnalité.
On en oublierait bien vite que la vie mentale n’est pas que passage à l’acte et souffrance, qu’il est également possible de cohabiter avec soi-même. J’ai souhaité proposer dix critères pour évaluer si vous êtes en forme psychologiquement, bien sûr non exhaustifs et non exclusifs, certainement pas hygiénistes mais avec une visée principalement herméneutique, dix indices d’une psyché construite, solide… et flexible, en me référant aux grands courants de la pensée psychanalytique.
1) Vous disposez d’une multiplicité de défenses psychiques
Le refoulement, la projection, le déni, tous ces processus par lesquels le psychisme adapte ses contenus à la réalité extérieure ne sont pathologiques que lorsqu’ils sont utilisés de façon massive et univoque (Anna Freud). La richesse de la vie intérieure se rencontre d’abord dans la pluralité de ses ressources pour faire collaborer ses désirs avec son environnement. De la même façon, ce n’est pas tant la vigueur des affects et des émotions qui témoignent de la qualité « d’un appareil à penser » (Bion) que leur congruence et leur articulation signifiante.
2) Vous entretenez des relations aux autres équilibrées
Pour Freud, il convient principalement à l’individu d’être « Apte à l’amour et au travail« , ce qui signifie s’inscrire dans des relations intersubjectives enrichissantes, fondées sur le respect de la différence de l’autre, l’identification de ses caractéristiques communes comme de son étrangeté, son idéalisation dans les premiers temps de la relation, puis, ultérieurement, l’histoire partagée avec lui sur les bases de cet étayage. La tendance à créer des liens sociaux et affectifs figure le socle fondamental de la vie psychique et, pour de nombreux psychanalystes, son acquisition ou sa restauration marque d’ailleurs la fin de l’analyse.
3) Vous savez préserver votre intégrité psychique
Si l’être humain développe sa vie mentale dans les relations qu’il entretient avec les autres, la grégarité n’implique pas qu’il se lie à n’importe quel prix. Fixer des limites à une altérité blessante ou envahissante, faire valoir les spécificités de sa personnalité et de ses modalités d’être (au contraire du célèbre « faux-self » soit d’une hyperadaptation de surface et des identifications conformistes de convenance) sont également des gages d’un psychisme construit. Une trop grande dépendance aux autres ou une sensibilité excessive à leur opinion, des difficultés à demeurer seul avec soi-même peuvent être aussi préjudiciables qu’une tendance à l’isolement ou une incapacité à nouer des relations.
4) Vous êtes créatif
La sublimation représente chez Freud le mécanisme le plus noble de la psyché humaine même s’il est le plus couteux et le moins accessible. Il s’agit de la possibilité pour une personne de détourner ses pulsions vers un autre but que leur réalisation initiale, de mobiliser leur énergie vers une création artistique ou intellectuelle. Il écrit ainsi dans « malaise dans la civilisation« : « La sublimation prête là son aide. Les meilleurs résultats s’obtiennent quand on sait accroître suffisamment le plaisir dont les sources sont le travail psychique et intellectuel. Dès lors, on ne prête plus guère le flanc aux coups du destin « . Il ajoute plus loin: « Au premier rang des satisfactions imaginaires se trouve le plaisir que procurent les œuvres d’art, plaisir rendu accessible, par l’intermédiaire de l’artiste, même à qui n’est pas lui-même un créateur. Qui est réceptif à l’influence de l’art l’apprécie plus que tout, comme source de plaisir et comme réconfort dans l’existence. » Pour Dostoïevski « l’art sauvera le monde« . Pour Freud, il sauvera l’Homme. Une vie psychique imaginative, inventive, capable de multiplier les connexions associatives entre les évènements et les fantasmes, de lier des affects et des représentations, de s’évader dans la rêverie, est une vie psychique féconde et, forte de sa narration personnelle, plus apte à intégrer et à surmonter les traumatismes.
5) Vous acceptez le manque
Pour Lacan, le manque est constitutif de la nature humaine; nous naissons et mourrons inachevés, vivant chevillés au manque jusqu’au jour de notre mort. Nous désirons et, par extension, tendons vers des buts et des idéaux parce que nous manquons. C’est également sur le manque que s’origine notre langage, notre condition de sujet parlant inscrit dans le registre symbolique et dans la Loi, puisque seuls les mots nous permettent de médiatiser nos désirs, de verbaliser nos insatisfactions, de secondariser nos envies et nos besoins, de socialiser, de surmonter les séparations, les pertes et des les deuils inévitables auxquels nous confronte l’existence, de ne pas nous arrêter au vide mais de le transcender, de le transvaluer (Kristeva). Lacan évoquait à ce titre la triade privation-frustration-castration et notre tentation, a fortiori dans notre société de consommation, de rechercher un « objet » (qui peut être un produit, une personne, un comportement…) pour combler ces béances, pour pallier à ces épreuves, à ces carences fondamentales; vaine fuite en avant puisque qu’aucun objet ne saurait tarir durablement la source du désir et, en nous dispensant de l’apprentissage du manque, cette quête nous condamne alors à une logique fétichique et addictive sans fin. Notre rapport à la perte indique la qualité de notre rapport à nous-même.
6) Vous êtes curieux
Pour la psychanalyse, le désir de connaître s’origine dans la petite enfance, lorsque le bébé découvre, à cause de la frustration induite par l’absence de l’objet maternel, que ce dernier est extérieur à lui. Cette expérience de l’altérité, de la différence, fonde cette envie, cette avidité de connaître cet Autre dont les contours se dessinent à mesure qu’il s’éloigne. La connaissance correspond à une première tentative d’appréhension d’un univers qui autrement résiste, se soustrait à toute tentative de contrôle par des actions directes. Au commencement de tout développement humain, il existe donc cette séparation naturelle d’avec la mère, qui engendre ce désir, ardent, tempétueux, de faire sien le monde au moins par la pensée: « L’appétit de connaître est sans doute ce qui, au départ de la vie, est la chose la mieux partagée » (Chappaz) . Nous pouvons remarquer toutefois que c’est l’expérience de la frustration, de l’absence, du déplaisir qui fonde cette soif de connaissance, d’abord de la mère, puis de la réalité elle-même. L’être humain conserve dans sa psyché, tout au long de sa vie, des traces de cette dualité, de cette conflictualité entre le désir et la frustration. La curiosité (ou pulsion épistémophilique) offre une voie royale pour faire sienne la réalité extérieure. Penser, réfléchir, s’intéresser à l’inconnu, libère de l’emprise, de la dépendance à « l’agir ». Notre capacité à nous interroger, à tisser une sémantique, c’est-à-dire une toile associative toujours en question et toujours mouvement, autour des évènements vécus, à les éprouver affectivement mais aussi à les comprendre intellectuellement, repose sur notre curiosité, sur l’acceptation de la séparation et sur notre possibilité d’explorer le monde qui nous entoure, d’oser l’inconnu.
7) Vous appréciez le changement
Même travail et mêmes missions depuis des années, même habitudes, même goûts, même livres lus, même disques écoutés, même rituels, la régularité la plus parfaite des mœurs n’est pas toujours gage d’un épanouissement mental, ni même de stabilité psychique ! Le psychisme s’accommode en réalité difficilement de l’isomorphisme et puise ses contenus dans chacune des modifications de son milieu social, la variété de ses rencontres, le renouvellement de ses expériences intérieures. Une psyché vivante est une psyché en mouvement. Une difficulté à accepter le changement peut témoigner d’une fragilité du lest narcissique primordial, soit d’une mauvaise assimilation des « bons soins » (Winnicott) dont résulte une faiblesse de la confiance en soi, et par conséquent une incapacité à affronter les transformations de l’environnement, ou même les fluctuations de la vie interne, qui peuvent alors elles-mêmes être perçus comme des menaces (Ferenczi).
8) Vous avez des relations familiales sereines…mais pas symbiotiques!
« Tu quitteras ton père et ta mère » est un adage biblique qu’à réinterprété la psychanalyse. Pour Dolto, on ne devient un adulte construit que lorsque l’on se trouve en position de considérer sa famille telle qu’elle est, avec ses forces et ses faiblesses, les particularités de son histoire, ses aptitudes et ses inaptitudes à s’en libérer. Il s’agit alors d’être en mesure d’entretenir un lien filial riche mais de se prémunir de l’engluement de la répétition, de la continuation de l’enfance, de la dette transgénérationnelle; un support peut être trouvé sur la famille dans des situations critiques mais l’autonomie de l’individu doit toujours primer, et les relations dans la famille d’élection favorisées aux vieux atavismes oedipiens! De façon un peu schématique, ajoutons que connaître les ressorts de son histoire familiale, l’investiguer, évite parfois d’en répéter les affres.
9) Vous habitez votre corps
Nous sommes une unité psychosomatique; nous disposons d’un corps situé dans une dialectique subtile avec la vie psychique. Selon certains psychanalystes, nous investissons notre corps à la manière dont il a été soigné, contenu par la tendresse parentale ; son image elle-même correspondrait à la synthèse de nos expériences émotionnelles. Connaître son corps, en prendre soin, accepter ses imperfections retentit sur notre psychisme. A l’inverse, le trouble psychosomatique est souvent compris comme un stigmate de la difficulté à verbaliser ses souffrances psychiques, le corps offre alors à la douleur « le seul langage qui ne sait pas mentir » (Mc Dougall).
10) Vous cultivez votre singularité
La norme, en psychanalyse, n’existe pas. Notre personnalité est une somme de symptômes (que Lacan qualifie de « souffrance, jouissance, et vérité de soi-même »), de vertiges, d’accrocs, de prodiges et de maladresses, de vestiges des autres, de cicatrices à vif ou oubliées. Disposer d’une vie intérieure équilibrée ne signifie pas qu’elle soit dénuée de névroses, de failles indicibles, de secrets effrayant, mais plutôt qu’elle se fonde sur le désir, la créativité, l’imagination, les identifications, l’éthique et l’intégrité, l’histoire de l’individu plutôt que sur son adhésion inauthentique aux simulacres sociaux ou aux injonctions groupales. De la même façon, en psychanalyse, l’objectif n’est pas d’éradiquer tout symptôme psychique mais de tendre vers une cohabitation relativement harmonieuse sur la durée avec les moments de la vie mentale, qu’il s’agisse joie ou de peine, de merveilles ou de chaos.
Bien sûr, nous pourrions nous robotiser, pour ne pas souffrir, pour ne plus ressentir, pour faire toujours ce qu’il faut quand il faut, pour être toujours à la hauteur, lisses et droits, supermen et superwomen écervelés, nous pourrions nous robotiser pour de bon. Mais ce serait bien dommage… Les robots ne rêvent pas.
Alors, êtes-vous en forme psychologiquement ?
Source: Huffington Post – Samuel Dock